Imagine-t-on que l’homme disparaisse de la Terre? Au bout d’un certain temps, toutes les œuvres humaines, les villes et les villages, les églises, disparaîtraient aussi, et tout serait envahi par la nature sauvage. Mais de nouveau, après une certaine période, notre Terre se couvrirait d’un nombre infini de bâtiments, que la Nature seule aurait édifiés ; et beaucoup d’entre eux rappelleraient les monuments humains. Car la Nature est aussi un admirable architecte. Avant que l’homme soit sur la Terre, et depuis qu’il y est, elle a prodigué ses constructions, dont le style inspira souvent les architectes humains. Mais les moyens dont elle use pour réaliser ses idées (si l’on peut s’exprimer ainsi) sont différents.
Près des côtes d’Ecosse, par exemple, dans l’ile Staffa, se dresse un prodigieux temple cyclopéen ; long d’une centaine de mètres au moins, il possède des colonnes parfaitement symétriques, atteignant 17 mètres de hauteur, qui semblent soutenir une voûte gigantesque. Aucun peuple de géants n’a mis la main à cette œuvre colossale ; c’est la Nature, voici quelques millions d’années, qui a entr’ouvert les entrailles de la terre, pour laisser s’écouler du basalte incandescent. En se refroidissant, cette masse de lave s’est divisée intérieurement en colonnes prismatiques, que l’action de l’air et de l’eau a ensuite mises au jour (image 1).
Nous admirons la Tour Eiffel, qui s’est élevée au-dessus de Paris avec une rapidité tenant du miracle. Mais la Nature a fait des choses plus extraordinaires. A la Martinique, dans les îles de l’Amérique centrale, en 1902, un terrible volcan a d’abord lancé une nuée ardente, un épais nuage de cendres brûlantes, qui en un instant a détruit la ville de St-Pierre. Dans les mois qui suivirent la catastrophe, du cratère même du volcan s’éleva une tour formidable, incandescente, de plus de 100 m. de haut ; elle était faite de lave solidifiée, et la pression de la lave fluide la poussait par sa base, l’élevait de plus en plus haut, comme un pic menaçant les nuages (im. 2). Puis elle disparut sans laisser de traces, tel un fantôme.
Nous bâtissons de bas en haut, en accumulant les étages les uns sur les autres, jusqu’à construire des gratte-ciel vertigineux. La Nature procéda autrement dans l’Arizona. Elle prit un bloc immense de roches bariolées et, avec le simple outil qu’est un cours d’eau, elle creusa, du haut en bas, une cité fantastique. Le fleuve y coule maintenant à presque 2000 m. de profondeur. C’est le Grand Canion du Colorado (im. 3).
Dans la Nouvelle-Zélande, la vieille magicienne a fait jaillir du sol une source d’eau bouillante, qui déposait une sorte de tuf cristallin ; elle érigea ainsi la plus prodigieuse terrasse qu’un oeil humain puisse voir (im. 4). Puis, par un nouveau caprice, ce monument qu’elle avait peut-être mis un millier d’années à construire, la grande Créatrice, récemment, par une simple secousse volcanique, l’a d’un coup anéanti.
Mais quand tous nos ponts seront écroulés, le magnifique Pont naturel de l’Utah, dans l’Amérique du Nord, restera ferme sur ses assises. La grande Architecte l’a découpé dans la pure roche, qu’elle faisait ronger par une rivière jusqu’à entailler une voûte de 100 m. de hauteur (im. s).
On a prodigué des fortunes pour bâtir des salles somptueuses, avec des lustres qui animent de leurs feux l’éclat des ornements et des glaces. La grande artiste qu’est la Nature utilise de simples gouttes d’eau. Elle creuse avec elles, dans les roches calcaires, des salles aux coupoles formidables.
Puis, goutte à goutte, elle fait tomber du toit de l’eau chargée de chaux, pendant des milliers d’années. Et c’est ainsi que se forment, au plafond, ces étonnants candélabres que sont les stalactites, tandis que du sol s’élèvent peu à peu les stalagmites, qui font de si étranges colonnes (im. 6).
Et avec quelle aisance la Nature sait parfois imiter notre mobilier ! Mais elle lui donne des dimensions gigantesques. Tantôt elle lance sur un glacier de grandes plaques de pierre, puis fait fondre la glace tout autour et dessous, ne laissant qu’un pilier pour soutenir la dalle, qui se dresse alors sur le fleuve glacé comme une table (im. 7). D’autres fois, elle retire le glacier après l’avoir poussé jusque dans les plaines ; les dalles de pierre restent posées sur de l’argile, et c’est la pluie qui se charge de désagréger et d’enlever cette terre. Mais la plaque protège elle-même son support contre la pluie ; et c’est ainsi qu’on voit se dresser d’immenses piliers de terre, portant à leur faîte d’énormes cailloux, comme des champignons. C’est ce qu’on appelle des Demoiselles coiffées ; on en voit, notamment, à Ritten, près de Bozen (im. 8).
C’est la même Architecte qui emploie l’eau comme matériel de construction, l’eau congelée des grands glaciers du Nord, pour former ces fantastiques gratte-ciel de cristal : les icebergs. On les dirait légers comme plume, à les voir flotter. Pourtant, ils mesurent parfois plusieurs milles de longueur et presque un kilomètre d’épaisseur ! Ils sont pour nos navires un objet de vives craintes. Mais en beauté, ils atteignent sans doute le sommet de l’art architectural (im. 9).
Les amphithéâtres antiques, bien qu’ils ne soient plus que des ruines, attirent encore chaque année des milliers de visiteurs. L’esprit s’émerveille à imaginer le travail cyclopéen de leur construction. Mais dans les « atolls» des mers équatoriales, ces iles de corail couvertes de palmiers, la Nature a construit de bien autres colosses. Et elle s’est servie de minuscules animaux, de tout petits coraux, qui ont pendant des siècles accumulé leurs squelettes de pierre autour d’anciennes îles, les encerclant d’un anneau de récifs. Puis les îles se sont graduellement enfoncées dans les flots ; mais les coraux, au fur et à mesure de cet affaissement, continuaient à accroître les récifs. Et c’est ainsi que se dressent aujourd’hui, sur le miroir de l’océan, ces amphithéâtres magnifiques, d’une régularité parfois étonnante (im. 10).
Mais où l’Esprit de la Terre nous parait peut-être le plus énigmatique, c’est lorsqu’il s’attache à la figure humaine et crée des monuments qui rappellent nos statues. Sur la crête des Riesengebirge, en Bohême, au sommet d’une montagne solitaire, le Knieholz, se dresse la Pierre de Midi (im. 11) ; dans ses parois, le peuple croit voir un moine pétrifié, dont l’aspect au clair de lune, ou par la brume, est saisissant de ressemblance. Le géologue, plus terre à terre, y verra plutôt des fissures du granit, façonnées par l’action des eaux et du gel. Dans leur sort final, pourtant, les œuvres de la Nature et celles des hommes se rejoignent : les unes comme les autres tombent en ruine, et il reste parfois une dernière colonne, à demi démolie, qui semble braver le temps. Telle est la formidable colonne naturelle du Wyoming, dans l’Amérique du Nord ; elle émerge devant le voyageur, comme une image de la fragilité de toutes les oeuvres humaines ou naturelles (im. 1a).
par Wilh Bölsche, Schreiberhau (Adapté par le Dr M. Lugeon, professeur à Lausanne.)