Série 83 – L’ethnologie, Prof. Dr Jean Gabus
Qu’est-ce que l’ethnologie?
A cette question un peu brutale et peut-être parce qu’elle ouvre trop de portes à la fois sur tant de demeures inconnues, les uns se contentent de répondre : « étude de l’humanité ». On voudrait que ce soit vrai ! D’autres vous parlent d’une « science des groupes », ceci pour éviter toute confusion avec l’anthropologie : « science de l’individu ». Nous pourrions nous contenter d’une définition aux frontières plus étroites : « l’ ethnologie étudie les peuples sous l’angle matériel, social et religieux, et cherche à comparer, à expliquer, à comprendre le pourquoi et le comment ». Toutefois ici encore, il convient de limiter cette enquête dans le temps, de réserver le passé à l’archéologie et de s’arrêter aux civilisations machinistes dans les temps modernes. Quant à la pratique, c’est une question de bon sens. Nous pensons à l’étude d’un village bambara (Soudan· français) dont une partie de la jeunesse aurait été instruite dans des écoles de Dakar ou de Bamako et reviendrait ensuite vêtue à l’européenne, portant des titres dont elle serait très fière: instituteur, secrétaire ou comptable, mécanicien, agronome, vétérinaire, médecin auxiliaire. Cela signifierait que l’ethnologue ne diviserait pas la famille en deux, qu’il s’intéresserait à l’ancienne génération comme à ceux de demain, à cette jeunesse ardente, assez intransigeante, très décidée en apparence, mais inquiète au fond d’elle-même parce qu’elle sait qu’une case de boue séchée, la culture d’un champ de mil à la houe, les dieux de cette terre rouge et toutes les fêtes de l’eau, des semences et des récoltes, de la naissance et de la mort, que tous ces rites paysans peuvent être chassés de l’esprit à l’aide de mots nouveaux, séduisants, avec l’attrait de l’accent étranger, mais restent cependant dans le sang encore très longtemps. Il ne suffit pas de quelques livres pour transformer le fond d’un être, pour qu’on puisse dire de lui: « il n’appartient plus à l’Afrique traditionnelle, mais à l’Europe et à ses techniques ». L’histoire de l’ethnologie est compliquée. Elle ne saurait être une, car elle est très longue ou courte selon qu’on y recherche les documents appartenant au passé, une forme d’esprit, tout le matériel qui lui permit de s’exprimer ou, plus simplement, son départ officiel. Il se résume en une date : 1831, création de la Société d’ethnographie de Paris.
Quant au premier stade, il pourrait se diviseren trois grandes périodes :
La première appartiendrait à l’antiquité avec ses descriptions des mœurs du temps et des « pays lointains » que nous donnaient des écrivains chinois, égyptiens, grecs ou latins.
La deuxième période serait liée aux grandes découvertes géographiques de la Renaissance, avec Henri le Navigateur, Vasco de Gama, Colomb, Cortez. Les récits de ces premiers voyageurs avaient presque autant de saveur que les produits exotiques. En 1516 Améric Vespuce nous parlait des « Peaux-Rouges » comme d’une société très vertueuse, sacrifiant toujours l’intérêt privé à celui de la communauté, ignorant la propriété égoïste.
La réalité était un peu différente. De même, ces Européens qui prenaient possession des terres lointaines au nom du Christ n’étaient pas tous de pieux missionnaires, loin de là ! Vasco de Gama, par exemple, incorporait volontiers dans son équipage une douzaine de condamnés à mort. Quant aux « volontaires », la lettre d’un officier recruteur sous Louis XIV nous renseigne en ces termes : « J’ai ici les cent volontaires que je vous avais promis. Au cas où vous en désireriez quelques centaines d’autres, jepourrais vous les procurer, mais je vous prie de me renvoyer les menottes ! »
La troisième période, à partir de 1831, s’efforce d’opérer le tri parmi tant de documents, de fixer les lignes d’une méthode de travail.
Mais tout cela, cette petite histoire avec ses dates, sa terminologie, la quiétude d’une bibliothèque, n’est malgré tout qu’un premier stage pour l’ethnologie. Le vrai travail commence sur le terrain, en contact avec des hommes souvent primitifs, considérés comme des « sauvages » parce que leur vie est très différente de la nôtre. Le départ se prépare longtemps à l’avance, à l’aide de fiches, de questions classées méthodiquement : « habitat, vêtements, parures, mobilier et techniques de travail, magie et religion … » Puis, une fois sur place, il importe d’oublier la méthode trop raisonnable, presque trop facile, pour essayer de comprendre des hommes à travers leurs difficultés et de les faire comprendre au retour à l’aide de ses notes, de ses enregistrements, de ses films et de ses photographies, à l’aide de leurs travaux, de leurs outils, de leurart.
L’ethnologie, c’est aussi la confiance et l’amitié de ce chasseur esquimau, par exemple. Après des mois de vie commune, il montre un jour tout ce qu’il lui reste de son fils mort gelé: un fusil, des pièges, soigneusement cachés sous son lit de fourrures et il dit avec gravité ce qu’est son chagrin : « Mon fils Kroudjouk est parti depuis longtemps. Voilà son fusil, voilà ses pièges, une autre partie de lui-même est restée sous la neige, un peu pour les loups, un peu pour les renards … Un jour, moi aussi je serai sous la neige. J’y retrouverai mon fils. Je lui dirai : me voilà vers toi, Kroudjouk, me voilà maintenant vers toi pour toujours, mon cher garçon. » Et n’est-ce pas un homme des terres chaudes du Sud, un nomade targui en guenilles, au visage dur et passionné de pirate – il faisait un peu peur, El Ranaffi, quand on ne le connaissait pas bien – qui nous prit par la main, nous entraîna dans la brousse en murmurant doucement, parce qu’il s’agissait d’une chose très précieuse : « Je vais te faire connaître ma maison ! » Sa maison n’était qu’un enclos d’épineux, une tente de peaux usée par les vents. Mais là dedans, il y avait un feu, du thé dans une bouilloire, des enfants qui riaient. El Ranaffi nous disait : « Ces deux chevreaux sont à toi, prends-les si tu veux; voici ma mère, dis-lui: annânak! (maman). »
L’ethnologie est cela aussi: cette connaissance presque intime des êtres. Elle fait oublier leur costume, l’étrangeté de leur habitat, de leurs coutumes, permet de découvrir des hommes semblables à nous-mêmes.
Elle est enfin ce voyageur arrivé au bout de sa route à travers le monde. Il croit avoir vu tant de choses, tant d’hommes quand, par hasard, il se voit dans un miroir et alors brusquement il comprend et s’écrie : « Partout, rien que ma propre image ! »