Série 62 – Expéditions au Kalahari 1948-1951 par François Balsan
C’est l’attrait puissant qu’exerçaient sur moi, quand j’étais petit, les zones blanches des atlas, qui détermina irrésistiblement ma vocation pour la recherche géographique. Mon départ pour le Béloutchistan, préparé et raisonné par la suite, eut ainsi sa cause lointaine dans des yeux d’enfant rivés au mystère d’un coin vide de la carte … Tel fut aussi le cas de mon voyage au Kalahari, dont il va être question.
En ce qui concerne le Kalahari, je ferais mieux de parler de zone rouge que de zone blanche … Ce désert de l’Afrique australe n’est en effet qu’un grand morceau de sable écarlate, de l’étendue de la France, recouvert par une forêt d’épineux en général serrés. L’eau y est en profondeur relativement faible, quoiqu’elle perce peu souvent. Le gibier y abonde. La rareté des pluies et les ronces en ont repoussé longtemps les populations. Dans les anciens temps historiques, il n’était parcouru que par les chasseurs Kung et Auen, les plus vieux Bushmen de l’ Afrique. Il fallut les pressions des Bantous, des Herreros, des Boers enfin, entre le XVIe et le XIXe siècle, pour provoquer le reflux général des Bushmen et de certains bergers vers l’ultime refuge kalaharien.
En 1948, je lance une première expédition à travers la poche sud délimitée par les rivières sèches Molopo et Nosop. Je marche à la boussole, avec deux Noirs, et· des ânes du Griqualand, extraordinaires porteurs, qui se contentent de boire tous les quatre jours. Mes animaux sont bâtés en eau, dont le volume a demandé un sévère calcul, et qui sera épuisée avant le terme du voyage ; pendant les trois derniers jours du raid, nous serons sauvés par les melonnières sauvages de sammas, qui me fourniront en même temps l’explication de l’impressionnante densité animale découverte : bubales, oryx, gnous, autruches, vivent de la pulpe juteuse; lions et guépards, du sang de leurs victimes. Cependant, malgré la quantité de gibier, les Bushmen ne fréquentent pas ces parages mortels.
La même année, je m’engage vers le centre et le nord du Kalahari avec un camion de trois tonnes et une jeep. De petits royaumes béchuanes occupent les alentours des points d’eau. Les Béchuanas, Bantous d’origine, sont bergers; ils ne quittent point les zones d’herbage ni les rares pistes indigènes appuyées sur les puits, et laissent la ronce, c’est-à-dire presque toute la surface, aux Bushmen. Dans cette expédition, je prends davantage mon temps que lors du premier raid placé sous le signe de la soif. Les éléments humains, ici présents, m’arrêtent.
Après avoir rendu visite aux Béchuanas, Bangwaketsés, puis Bakalaharis, j’enfonce, grâce à ma jeep, des pointes dans le mystérieux Masarwa, où mes partenaires hottentots, fréquents associés de chasse des Bushmen, me permettent d’atteindre ces petits hommes.
Les ethnographes attribuent aux Bushmen la priorité dans les races existantes en Afrique. Ils sont jaunes, leur visage est mongoloïde; leurs cheveux, plantés en « grains de poivre », soupoudrent leur tête parfois jusqu’au milieu du front, en laissant la peau visible. A l’un de mes camps, j’en recueillis un, qui parcourait la forêt à la poursuite de son clan; une blessure l’avait jeté à la traîne; depuis des jours il ne se sustentait que de sammas, de baies, de racines, de lézards, de truffes; et il ne s’orientait que par l’instinct, s’aidant le jour du soleil, et la nuit des étoiles, qui fournissent aux Bushmen des repères infaillibles.
Grâce à mes Hottentots, j’étudie les curieuses méthodes de ces chasseurs-nés: en groupe de vingt à cinquante, commandés par le meilleur d’entre eux plutôt que par le plus âgé, ils font de grands traqués où les animaux tombent dans l’embuscade et sous la pluie des javelots et des flèches empoisonnées. Une poursuite de plusieurs heures, de plus d’un jour parfois, est nécessaire pour obtenir la curée sanglante, quoique la fUite des bêtes blessées soit freinée par le poison à base de venin de serpent.
Les Bushmen, nomades sans bétail, et même sans poulets, ne vivent que de leurs armes primitives et ne tolèrent auprès d’eux que des chiens. Ils se concèdent de vastes secteurs de chasse, et lorsque les autres s’y aventurent, cela provoque des batailles: j’ai vu une sévère empoignade, avec trois victimes. Ils n’ont que des huttes de passage en écorce ou en arbustes noués, recouvertes d’herbe sèche. La rigueur de leur existence fait que peu d’enfants la supportent.
En 1951- c’est l’Expédition Panhard-Capricorne – je reviens à eux avec le Dr P. V. Tobias, de l’Université de Johannesburg, et une équipe française de techniciens et cinéastes. Le Dr Tobias arrive à prendre neuf moulages faciaux et à dresser cinquante et une fiches anthropométriques. Deux énormes camions de dix tonnes facilitent nos déplacements. Avec un petit truck de trois tonnes j’arrive à travers bush, en abattant ma voie, aux rochers de granit de Tsodillo, dans le nord-ouest, où nous relevons les premières peintures à la fresque connues au Kalahari. Elles doivent être l’œuvre des Kungs, les plus anciens occupants du Kalahari. Mais il en est de récentes, de cent à trois cents ans, où se révèle l’art des coureurs de forêts actuels. Les sujets et les procédés sont exactement ceux de l’époque paléolithique : dessins d’animaux, en plein ou en modelé, à l’oxyde de fer rouge délayé de graisse et d’eau.
Nous enregistrons cinématographiquement et phonographiquement de curieuses scènes de mœurs ; cette seconde expédition nous documente donc sur la langue, les chants, les danses rituelles, la religion des Bushmen, alors que celle de 1948 m’avait appris plutôt à connaître leur vie aventureuse.
Les Bushmen représentent la plus vieille race humaine de l’Afrique. On retrouve leurs petits squelettes en Europe, en Afrique septentrionale, et l’on se demande si dans les millénaires passés ils ne vinrent pas d’Indonésie, au cours de migrations longues et périlleuses. Le Kalahari est leu dernier habitat. Aux âpres beautés de la nature, ils ajoutent un problème humain, et complètent le caractère exceptionnel de ces vastes contrées de sable rouge.