Pourquoi le mot cigale, prononcé au cours d’une conversation, évoque-t-il immédiatement des images colorées du Midi, voire des pays chauds ? C’est que chaque voyageur ou touriste, en décrivant la nature de ces contrées plus ou moins lointaines, parle de ces insectes qu’on peut véritablement appeler les chanteurs de la jungle ou de la forêt. Les cigales remplissent l’air de leur assourdissante musique, soit pendant les heures torrides du milieu du jour pour la plupart des êtres accablantes soit pendant les nuits qu’elles animent de leurs stridents appels. Tous ceux qui ont parcouru, en été, la région méditerranéenne se souviennent sans doute de ce chant des cigales qui contribue, dans le Midi, au charme prenant et à la beauté des soirs.
L’on pourrait croire que ces curieux insectes manquent totalement dans nos climats. Il n’en est rien pourtant et l’on compte même une soixantaine d’espèces de cigales s’avançant, au nord des Alpes, jusqu’au sud du Danemark. Mais les cigales de nos pays sont, pour la plupart, de petits êtres insignifiants, dont la vie cachée explique l’ignorance qu’on témoigne à leur endroit. Du reste, parmi ces espèces là, quelques-unes seulement sont capables d’émettre des sons. Leur existence se passe dans les prairies, entre les chaumes des herbes ou sur les arbrisseaux et sur les arbres. Durant la belle saison, ces petits hexapodes vont et viennent, s’arrêtant ici et là pour enfoncer dans les parties molles des jeunes pousses ou des feuilles fraîches, leur trompe aiguë, avec laquelle ils aspirent une goutte de sève. Leur aspect a quelque chose d’un gnome, surtout lorsqu’on les regarde d’en haut (images 2 et 8), ce qui provient de leur tête fortement renflée, sur laquelle les yeux saillants sont piqués comme deux perles.
La trompe des cigales se compose comme chez les punaises de quatre soies aiguës, très mobiles, disposées pour piquer et pouvant se retirer dans un petit fourreau. Sur son dos, la cigale porte quatre ailes à fortes nervures, transparentes comme le verre partout où elles ne sont pas recouvertes de taches colorées. Au repos, ces ailes sont étendues longitudinalement sur le corps et ne servent pas pour les petits déplacements ; dans ce but, les cigales emploient plus volontiers leurs pattes, dont les deux postérieures sont, comme chez les sauterelles, allongées pour faciliter le saut. Nos petites cigales ont en général la même coloration que le milieu dans lequel elles vivent ; seul, le léger bruissement qui accompagne leurs déplacements décèle leur présence. Semblables à de grosses puces, elles sautillent en masse dans les prairies et l’on a parfois l’impression d’une pluie de petits corpuscules gris ou verts, tant elles sont nombreuses.
Quel contraste frappant font, avec ces petits êtres insignifiants, les espèces des pays chauds et surtout celles des contrées tropicales ! C’est comme si l’on sortait d’une modeste masure pour entrer soudainement dans un palais enchanté, où tout est disposé pour exciter l’admiration et l’étonnement et dont les splendeurs, étalées partout, confinent parfois à l’extravagance. Ce qui frappe d’abord, c’est l’augmentation de la taille ; dans l’ile de Java, par exemple, on trouve des cigales dont les ailes étalées ont une envergure de 14 à 18 centimètres (im. 11 et 12), dépassant ainsi les dimensions de nos divers papillons. Ensuite, on est émerveillé de la richesse des teintes recouvrant le corps de ces espèces tropicales ; les diverses couleurs de l’arc-en-ciel s’y trouvent placées côte à côte dans les combinaisons les plus osées. Mais ce n’est pas tout ; en un point encore, ces cigales surpassent même nos plus beaux papillons : c’est dans la variété fantastique de la forme du corps de certaines espèces, qui fait d’elles de véritables caricatures où le bizarre le dispute au grotesque.
Le porte-lanterne du Surinam (im. 1) fait déjà l’impression d’un être extraordinaire, avec son excroissance frontale prolongée en avant en une longue trompe rouge, tachetée de blanc. Cependant, cette fantaisie carnavalesque de la Nature n’est rien encore, en comparaison de l’extravagance de formes que présentent les petites cigales de l’Amérique tropicale, reproduites ici fortement grossies (im. 5 à 7). Elles doivent ce relief tourmenté à un mamelon dorsal qui, chez les espèces primitives, apparaît comme une simple excroissance pointue, au bord postérieur du bouclier prothoracique. Mais cette excroissance prend de plus en plus d’importance chez d’autres espèces ; elle se comporte presque comme un être propre, affectant chez les unes une forme arrondie (im. 5), chez d’autres une forme de massue (im. 6) et chez d’autres encore une forme d’éventail (im. 7) s’étendant en arrière. Cet appendice devient parfois si énorme, qu’il recouvre comme d’un second corps tout l’abdomen de l’insecte. On ne peut se défendre, en voyant ces bizarreries et ces jeux de la Nature, d’évoquer les scènes d’un brillant carnaval,
Mais là ne s’arrêtent pas les surprises ! A toutes les extravagances de formes de ce groupe intéressant s’ajoute la faculté d’émettre des sons que possèdent certaines espèces: les vraies cigales ou cigales chanteuses. L’appareil sonore n’est pas situé dans le cou, comme chez l’homme ou chez les oiseaux, mais sur l’abdomen, à l’endroit où celui-ci s’appuie sur le dernier segment thoracique. De chaque côté, sur la face ventrale, à l’extrémité de deux canaux respiratoires, la peau du corps se transforme brusquement en une mince membrane très tendue, protégée par un couvercle de chitine. Lorsque l’air est chassé de l’intérieur du corps contre la membrane, celle-ci entre en vibration et il se produit des sons plus ou moins graves ou plus ou moins aigus, qui varient selon le degré de pression de l’air expiré du corps. Le «chant» des cigales se compose de ces sons différents ; cependant, les sons aigus dominent. C’est ce qui fait que cette musique est si pénétrante et que, par le chant simultané de millions d’individus, le bruit produit par ces insectes sur passe tous ceux des autres animaux. Les cigales mâles sont seules capables de «chanter» et, comme chaque insecte peut se livrer pendant des heures à ce… délassement, surtout pendant la période d’appariement, il en résulte que les nerfs de l’Européen sont soumis à une rude épreuve ! Ce n’est que lentement qu’il s’accoutume à cette musique importune qui, sans répit, semble tomber des arbres. Par contre, l’indigène parait la trouver charmante et témoigne aux cigales chanteuses une certaine vénération. Il en était de même, du reste, en Europe dans l’antiquité ; déjà les dames grecques gardaient chez elles des cigales enfermées, comme des oiseaux, dans de petites cages de jonc ou les portaient à la promenade, emprisonnées entre de minuscules treillis dorés. Les cigales ont toujours été l’emblème de la joie de vivre qui s’exprime, chez les humains aussi, par la chanson et aujourd’hui encore ces musiciens ailés ont gardé dans le peuple leur antique réputation.
par le Dr A. Koelsch, Rüschlikon (Adapté par le Dr J. Roux, Bâle.)