Quelle impression désagréable, n’est-ce pas, à savoir que les serpents se sont adaptés à la vie dans les arbres et, chez certaines espèces, passent leur existence entière dans les frondaisons touffues des forêts ! Les reptiles inspirent une répulsion telle, qu’à apprendre leurs promenades jusque sur les cimes des grands arbres, l’homme se demande où il pourra bien leur échapper…
C’est encore que nous ne leur prêtions pas, jusqu’ici, ces dons d’acrobatie. Rien, dans leur structure, ne les prédispose à marcher, à grimper, à voler. Il nous semblait donc que la terre ferme fût, avec l’eau, leur seul milieu naturel. Comment donc parviennent ils au sommet des plus beaux arbres?
Rappelez-vous l’exemple des vers. Il nous fait comprendre qu’un être vivant arrive à se mouvoir sans appareil locomoteur. Il suffit qu’il soit capable d’étirer son corps en longueur, puis, par des mouvements musculaires convenables, de produire les oscillations qui projetteront la tête en avant, le reste du corps suivant le mouvement, tour à tour distendu et contracté. C’est ce qui s’appelle «ramper». Et la reptation est le seul mode de locomotion des serpents.
A l’origine, sans aucun doute, tous les serpents étaient liés à l’existence sur le sol de la prairie, de la brousse et de la forêt. Certains s’y tiennent encore opiniâtrement, malgré qu’ils ne dédaignent pas un bon bain, à l’occasion. Toutes nos espèces indigènes appartiennent à ce groupe, franchement terrestre.
Mais, sous les Tropiques, l’interminable forêt vierge, avec ses frondaisons séculaires, empêche la lumière de pénétrer jusqu’au sol, chargé d’une épaisse couche d’humus en pourriture. A la longue, les serpents ne se seraient plus accommodés de cet habitat. Comment ces êtres, amoureux de soleil, se seraient-ils développés dans cette humide et sombre cave ? Les maladies, et aussi l’absence de nourriture, les eussent décimés. L’instinct de la vie leur conseilla l’accès aux hautes régions de la forêt : en dépit de leurs pauvres moyens, ils y parvinrent. Peu à peu, la queue se transforma en un organe préhensile, possédant ou peu s’en faut la dextérité d’une main. C’était déjà de quoi se soutenir, et les serpents arboricoles ont développé étonnamment cette faculté. En outre, les bords de leurs écailles imbriquées peuvent être pressés de telle sorte, par de savantes contractions musculaires contre une base solide le tronc d’un arbre, par exemple que la moindre rugosité sert de point d’appui. Alors que le serpent glissera, impuissant, sur une pierre lisse, il utilisera, dans les forêts, toutes les ressources que lui offre l’étonnante souplesse de son corps. Soutien, appui, utilisation des moindres rameaux, voilà qui permet déjà aux serpents arboricoles de se dresser, de grimper, de se mouvoir enfin dans le dôme confus des forêts tropicales. Même sous nos climats, la couleuvre arrive parfaitement à grimper dans les broussailles. Jugez par là de ce que peuvent entre prendre les reptiles de la forêt vierge !
Mais les véritables serpents arboricoles des Tropiques sont allés beaucoup plus loin. Ils ne se contentent pas de se dresser, de grimper aux troncs rugueux, de se mouvoir par leur souplesse naturelle. Non seulement leurs facultés, mais la structure même de leur corps se sont adaptées à cette existence nouvelle. Dans le cas le plus simple, les côtés de l’abdomen forment avec la surface rampante un angle vif (image 11) ; les plaques ventrales offrant latéralement un bord tranchant, celui-ci agit à la façon d’une carène qui, au moindre mouvement, s’appuiera à la plus faible aspérité. Il existe des cas plus compliqués, où certaines parties de la musculature latérale sont disposées de telle sorte que, sous une forte contraction, toute la surface rampante du ventre se creuse brusquement en rigole. Elle se comporte alors comme une ventouse. Cette disposition se rencontre surtout chez les serpents arboricoles de l’Inde (images 4 à 8). A toute vitesse, sans jamais dégringoler, ces reptiles se meuvent dans le fouillis des branches ; ils paraissent nager plutôt que ramper. Il leur arrive d’effectuer, d’un arbre à l’autre, un véritable vol plané (image 7). Bien entendu, ces serpents n’éprouvent aucune difficulté à demeurer suspendus, immobiles, parmi les ramures. Vous les prendriez alors pour des tiges de lianes, ou pour des cordages bariolés. Pour plus d’une espèce, cette position singulière est la véritable position de repos.
Les dessins qui ornent le corps de ces reptiles, la couleur même de ce corps rendent encore plus aisée la confusion avec les lianes de la grande forêt. Un nombre considérable de ces espèces arboricoles sont de couleur verte, mais de toute la gamme des verts, du plus foncé au plus clair ; seules, la tête et la queue présentent quelques dessins. Ainsi chez la vipère des bambous (image 4), chez l’Atheris corné d’Afrique (image 2), chez le Boomslang du Sud-Africain, grand reptile extrêmement venimeux et capable d’atteindre une longueur de deux mètres (image 3). Souvent aussi, ces reptiles verts brillent d’un éclat métallique, exactement comme, au soleil, les feuilles des arbres qu’ils habitent. C’est le cas surtout des espèces petites ou moyennes qui chassent de l’aube à la nuit.
Au contraire, les grandes espèces diurnes, moins agiles, celles qui chassent sur le sol ou qui fondent d’en haut sur leur proie, se confondent, par le coloris et les dessins, avec : le tronc des arbres. Par un étonnant mimétisme, leur corps reproduit les jeux de la lumière sur les troncs et les branches inférieures de la forêt. Plusieurs exemples typiques : le magnifique Boa de Madagascar (image 1) qui atteint à trois mètres de longueur, le Dendrophide peint (image 5), la Chrysopélée ornée (image 7), tous des Indes et de la Malaisie. Dans ce même groupe : l’Herpetodryas caréné (image 9), de deux à trois mètres, fréquent au Brésil et au Venezuela, le Serpent-Corail (image 10), des mêmes contrées, et très venimeux, et le Leptognathe de Catesby (image 11). toujours de l’Amérique du Sud.
D’autres, comme la Vipère de Wagler (image 8), la Cou leuvre-chaine de l’Amérique du Nord (image 12) et l’Oular bourong de Malaisie (image 6) sont des animaux nocturnes. Pour ceux-là, on ne s’explique guère cette similitude de la coloration avec celle du milieu forestier, puisque «la nuit. tous les chats sont gris» – pour l’œil humain tout au moins. Qui trouvera le mot de l’énigme?
Dr E. Delaquis, Paris.