Certaines de nos magnifiques plantes alpines ont aussi pour habitat diverses chaines secondaires de l’Allemagne, les Pyrénées, les Carpathes et le Caucase. Plusieurs végètent même sur les glaciers des hautes régions polaires, y compris le Groenland, et dans les montagnes de l’Asie centrale (Oural et Altai). En revanche, toutes les plaines situées entre ces contrées en sont dépourvues.
Les naturalistes rendus attentifs, pour la première fois, à ce fait remarquable se contentèrent d’expliquer que des oiseaux migrateurs avaient pu transporter des graines en ces endroits. Or, nous savons aujourd’hui qu’une telle interprétation n’est pas la bonne. Ce déplacement extraordinaire de certaines plantes alpines n’est pas dû aux oiseaux, pas plus qu’à d’autres causes fortuites : si ces plantes furent arrachées à leur foyer et réparties ainsi miraculeusement à la surface de la terre, elles le doivent au mouvement des glaciers.
Les géologues nous apprennent que le climat de notre pays n’a pas toujours été le même qu’aujourd’hui. A l’époque tertiaire, qu’il faut situer d’après les connaisseurs à 150,000 ou 200,000 ans avant notre ère, notre climat était uniformément chaud, presque tropical. Un mouvement de conversion, dont les causes sont inconnues, se produisit dès lors et mit en mouvement tout l’hémisphère boréal. Les pays montagneux, donc aussi la Suisse, connurent au moins quatre fois pareille tourmente de l’époque tertiaire à nos jours. Chaque fois la glace disparut, rendant ainsi la terre libre et habitable. Mais peu après, une vague de froid déferlait de nouveau sur l’Europe ; si bien que les glaciers, refoulés aujourd’hui sur les plus hautes chaînes des Alpes, avançaient considérablement, dépassant nos frontières actuelles et atteignant l’Alsace, la Souabe, la Bavière et le pays de Bade. Même les chaînes secondaires de l’Allemagne se couvraient d’un épais manteau de glace. Du nord, enfin, les glaciers de Scandinavie, pareils à une blanche procession, s’ouvraient un chemin vers les plaines encaissées de l’Allemagne et, à l’Est, l’Oural et l’Altai déversaient de bleus torrents de glace, détruisant tout sur leur passage. Seules les régions de faible altitude ne connurent pas la pression de cet élément dévastateur.
Pour la flore terrestre, cet ensevelissement du sol sous la glace fut riche de conséquences. Partout où s’avançait un glacier, la terre devenait soudainement inhabitable. Les plantes bien enracinées furent broyées ; d’autres, plus résistantes et plus mobiles, pareilles à une troupe de fuyards, furent poussées en avant du glacier et se groupèrent, toujours plus compactes, dans les bas-fonds encore libres de glace.
On voit encore cela de nos jours dans les Alpes. S’il arrive, comme c’est souvent le cas, qu’après une dizaine d’années de repos un glacier se mette en mouvement, la limite de toute la flore environnante se déplace en aval, exactement de la même façon que le glacier. De pareils changements n’ont d’importance que si la coulée de glace s’étend sur des pays entiers et peut s’avancer sans obstacle, pendant des siècles ou des milliers d’années. Dans de pareils cas, tout le règne animal et végétal est peu à peu transféré des hauteurs dans les bas fonds, d’abord sur les contreforts, ensuite dans la région des collines, enfin dans la plaine proprement dite. Là, animaux et plantes s’entassent comme de la neige dans une combe. Il en résulte que des plantes qui, précédemment, avaient leur habitat à des altitudes de 3000 m. et plus, se sont acclimatées à des hauteurs de 1500, 1400, 1200 mètres, voire même 400 et 100 mètres au-dessus du niveau de la mer. Elles poussent là, entourées de plantes qui ont toujours vécu à cette altitude et sont assez robustes pour résister désormais au refroidissement général de l’air et du sol.
En Europe et en Asie centrale, les choses se passèrent exactement ainsi lors de chaque période glaciaire. A partir de 1200 à 1400 mètres, dans certaines contrées même déjà depuis 300 à 400 mètres, la terre était inaccessible aux plantes ensuite de l’extension prise par les glaciers. Plus bas, les régions épargnées ressemblaient à un étroit réservoir, où toute la flore alpine survivante avait été concentrée et où elle survécut aussi longtemps que ces circonstances extra ordinaires le lui permirent.
Mais les plantes, comme les hommes d’ailleurs, ne se soumettent à la contrainte qu’aussi longtemps qu’elle dure et qu’elles doivent se courber devant l’inévitable.
Ce dut être un grand soulagement, en Europe, lorsque prit fin la dernière période glaciaire. Les causes de ce bouleversement des conditions climatiques nous sont également inconnues. Il est cependant certain que, il y a 8000 ou 10,000 ans, un réchauffement général du climat se produisit à nouveau et persiste encore aujourd’hui. Les glaciers fondirent lentement. Libre de glace, la terre offrit au monde végétal un immense champ de développement, dans lequel les plantes) affluèrent graduellement. Celles qui aimaient la chaleur s’établirent solidement dans les bas-fonds, tandis que celles qui préféraient la sécheresse se fixèrent dans les terrains secs. Mais les plantes des hauts sommets, qui avaient été chassées dans la plaine par les glaciers, se souvinrent de leur origine et, pas à pas, suivirent le glacier dans sa marche rétrograde vers les hautes cimes. Il n’est donc pas surprenant qu’au cours de ces migrations successives, des plantes alpines de jadis aient été rejetées en partie dans les terres polaires ou sur les chaînes de l’Altai, tandis que d’autres, originaires de l’Oural ou de Scandinavie, se soient acclimatées dans les Alpes centrales. Simultanément d’ailleurs, les plantes groupées dans la plaine pendant l’époque tertiaire se répandirent dans toutes les directions de la Terre. Il a donc fort bien pu arriver que des plantes polaires ou asiatiques se soient acclimatées dans nos Alpes, tandis que, inversement, des variétés de plantes suisses aient suivi le mouvement rétrograde des glaces vers la région polaire ou dans l’intérieur de l’Asie. A la lumière des circonstances préhistoriques, on s’explique facilement cette dispersion du monde végétal, qui paraissait si étrange à nos aïeux. Les douze plantes ici représentées sont de vénérables témoins. Elles sont les restes authentiques de la période glaciaire et chaque touriste peut les rencontrer au cours de ses excursions dans les Alpes. Leur attachement à des régions élevées et rudes de la Terre va de pair avec leur beauté.
par le Dr E. Delaquis, Paris